Chapitre 27
Mon souffle s’exhalait en volutes de brume dans la nuit hivernale tandis que nous traversions la pelouse givrée. Mirabella m’avait trouvé une houppelande à capuche en fourrure semblant tout droit sortie d’un conte de fées, tout en blanc, or et beige, qui contrastait avec le cuir noir du manteau que je portais en dessous. La garde-robe de Sholto ne manquait pas de pardessus d’hiver ajustés au gabarit de mes hommes. Je m’appuyai sur le bras du Roi Sholto et du Capitaine Doyle, les titres sous lesquels ils allaient se présenter aux militaires. Mistral nous suivait, sa lance enveloppée de tissu à l’abri des regards indiscrets. Des espions seraient à l’affût. Nous étions à la Féerie, où il y avait toujours quelqu’un aux aguets. Pas nécessairement des espions des deux Cours, mais les Feys sont plutôt du genre curieux. Tout ce qui sortait de l’ordinaire les incitait systématiquement à se planquer dans les buissons ou les arbres pour zyeuter à l’aise.
La scène sous nos yeux était suffisamment extraordinaire pour solliciter ce public. Si les Feys avaient été humains, les soldats auraient été dans l’obligation de repousser une foule de badauds. Mais nous autres savions profiter du spectacle sans nous faire repérer. On ne nous appelait pas pour rien le Peuple Caché.
Le Commandant Walters était là, à la tête d’un groupe d’hommes, avec à son côté un individu qui n’avait rien à envier à son air d’autorité. Et de part et d’autre se trouvaient davantage de policiers et de soldats. Principalement des militaires, en fait.
Sholto se pencha vers moi pour me murmurer :
— Que de soldats ! Nous n’en avions pas vu autant depuis notre arrivée en Amérique.
Ce commentaire sembla ne pas avoir échappé à Doyle, qui chuchota à son tour :
— Je pense que le Commandant s’était préparé à ce qu’il y ait des embrouilles.
— Comme le fait toujours un bon leader, dis-je.
— Certes, cela peut nous arriver, reconnut-il.
Je sentis la magie qui, brusquement, émana de lui.
Puis Mistral derrière nous nous dit à voix basse :
— Il y a bien trop de curieux pour pouvoir discerner une intention malfaisante, quelle qu’elle soit.
Ce qu’approuva Doyle de la tête.
— Je ne suis pas sûr d’avoir saisi le sens de tes propos, intervint Sholto.
— Ne sens-tu pas notre public caché ? lui demanda Doyle.
— De toute évidence non.
— Moi non plus, bien que je me sois douté qu’il y en aurait un, murmurai-je.
— Accordez-vous simplement quelques centaines d’années supplémentaires de pratique, dit alors quelqu’un.
Rhys émergeait du groupe de soldats et de policiers, tout sourires. On lui avait prêté un treillis, il était donc en tenue de camouflage intégrale. Ses boucles blanches lui retombant à la taille semblaient quelque peu incongrues avec ce look militaire. On lui avait même dégoté un cache-œil noir.
Je lâchai les deux hommes qui m’encadraient pour lui tendre les bras. Tout en m’étreignant contre lui, il me déposa un baiser sur le front. Puis il s’écarta juste assez pour pouvoir me dévisager avec attention.
— Tu sembles en forme, me dit-il.
— Étais-je supposée avoir l’air mal en point ? lui rétorquai-je en lui lançant un regard courroucé.
— Non, mais… s’interrompit-il avec un autre de ses sourires radieux, avant de hocher la tête et d’ajouter : On en reparlera.
— Où est Galen ? s’enquit Doyle.
— Il s’entretient avec leur sorcière. Je la rendais nerveuse.
Je le regardai haussant les sourcils, enlaçant son corps tout en muscles. Je devais faire sortir dès cette nuit tous mes hommes de la Féerie pour leur sécurité, direction Los Angeles.
— Et qu’as-tu fait pour la rendre nerveuse ? lui demandai-je.
— J’ai répondu honnêtement à trop de questions. Certains humains… et même leurs sorciers, ce terme employé par les militaires, ou dans ce cas leurs sorcières, flippent à l’idée que j’ai perdu mon œil des siècles avant leur naissance.
— Oh ! m’exclamai-je en l’étreignant à nouveau.
Le Commandant Walters s’avança vers nous accompagné de l’homme en treillis qui paraissait être le chef. À mes yeux non avertis, je ne sus discerner son rang, mais l’attitude des soldats envers lui rendait inutiles tous galons rutilants tape-à-l’œil. C’était lui qui commandait, un point c’est tout.
— Princesse Meredith, je vous présente le Capitaine Page. Capitaine, puis-je vous présenter la Princesse Meredith NicEssus, fille du Prince Essus, héritière du trône de la Cour Unseelie, et d’après ce que j’ai entendu dire, probablement de la Cour Seelie aussi.
Puis Walters me lança un regard avant d’ajouter :
— Vous n’avez pas chômé pour une Princesse.
Je me demandai s’il était vraiment au courant de la proposition des Seelies, ou s’il le prétendait afin d’aller à la pêche aux infos. Les policiers peuvent se montrer retors, par déformation professionnelle, voire par habitude.
Le Capitaine me serra la main. Une sacrée poigne, particulièrement pour quelqu’un avec une paluche aussi grande secouant une main aussi petite que la mienne. Certains hommes costauds ne parviennent jamais à s’y faire. J’étais maintenant suffisamment près pour lire le nom figurant sur son uniforme et remarquer les deux barrettes de district sur le devant et l’encolure.
— La Garde Nationale de l’Illinois est honorée de vous escorter vers la sécurité, Princesse Meredith.
— Je suis honorée que tant d’hommes et de femmes courageux se mobilisent pour répondre à mon appel à l’aide.
Page me dévisagea, semblant se demander si je faisais de l’ironie, avant de sourciller.
— Vous ne les connaissez pas assez pour les estimer courageux.
— Ils sont venus aux monticules de la Féerie en pensant devoir peut-être se battre contre la Cour Seelie en personne. Ce que certaines armées humaines ont refusé de faire, Capitaine Page.
— Pas celle-ci.
Je lui souris mais dus m’y efforcer légèrement.
— C’est précisément ce que je voulais dire.
Il me retourna mon sourire, visiblement troublé.
— Vas-y mollo, me murmura Rhys après s’être penché vers moi.
— Quoi ?
— Le glamour, n’en fais pas trop, dit-il sans même bouger ses lèvres réjouies.
— Mais je n’ai pas…
— Fais-moi confiance.
Je pris une bonne bouffée d’oxygène et me concentrai, faisant de mon mieux pour renflouer le glamour qui, à en croire Rhys, me suait par tous les pores. Je n’en avais jamais eu au point de devoir m’en inquiéter jusque-là.
Le Capitaine Page secoua la tête, les sourcils très mobiles.
— Ça va ? lui demanda Walters.
— Je crois que je devrais prendre une autre dose de… remèdes préventifs, répondit-il en opinant du chef.
— Ils se sont badigeonnés d’huile essentielle de trèfle à quatre feuilles, m’apprit Rhys.
— La leur as-tu donnée ? lui demandai-je.
— Pas du tout, ils sont arrivés équipés. Apparemment, ils ont des contingents en place au cas où les Feys feraient les marioles.
— Nous nous garderions bien d’aller jusqu’à le présumer, tenta d’expliquer Page.
— Ça ira, Capitaine, l’interrompit Doyle. Nous ne pouvons que nous féliciter que vous vous soyez protégés. Nous ne chercherons pas à envoûter intentionnellement l’un d’entre vous, mais certains Feys n’ont pas nécessairement ce genre de scrupules.
Tandis que les humains considéraient nerveusement les alentours, Page et Walters ne nous quittaient pas des yeux.
— Je ne voulais pas faire allusion à une attaque, dit Doyle, mais juste au sens… de l’humour de notre peuple.
— De l’humour, dit Walters. Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Que les Feys s’amusent comme des petits fous de toute nouveauté. Autant de militaires compétents seraient quasi irrésistibles pour bon nombre d’entre nous.
— Ce qu’il veut dire, renchérit Rhys, est que nous avons par chez nous pas mal de curieux, mais comme ils sont Feys, vous ne les verrez pas. Mais nous savons qu’ils sont dans les parages. Il se pourrait qu’ils trouvent difficile de résister à attirer certains de vos soldats hors du sentier, simplement pour vérifier s’ils en sont capables.
— Votre peuple a frôlé cette nuit le déclenchement d’un conflit sur le sol américain comme jamais auparavant. J’aurais pensé que le risque de vous en faire tous éjectés les rendrait plus sérieux que ça.
— Les Sidhes peut-être, mais il y en a bien plus ici qui ne le sont pas, dis-je, après avoir désapprouvé de la tête. De plus, Capitaine, la seule Cour qui menaçait de briser le traité était celle des Seelies. Ce sont eux qui ont risqué de déclencher une guerre et non les Sluaghs, pas plus que les Unseelies.
— Ouais, et la dernière fois où nous nous sommes tous retrouvés engagés dans une petite bagarre, il ne s’agissait pas d’une guerre mais plutôt de monstres de la Féerie en vadrouille et de membres des autres Cours, répliqua Walters un peu sèchement.
Je frissonnai. Curieusement, je ne grelottais pas de froid. Apparemment, mon pouvoir – ou était-ce celui de mes hommes ? – me gardait au chaud. Mais Walters l’ignorait et si je prétendais avoir froid, cela accélérerait peut-être les choses en nous faisant monter dans un avion et nous débiner vite fait bien fait de cette maudite contrée.
— Permettons à la Princesse de se mettre à l’abri pour se réchauffer, suggéra le Capitaine Page.
— Bien ! dit Walters en approuvant du chef.
Mais il m’observait avec une suspicion non déguisée. Qu’avais-je bien pu faire pour mériter ce genre de regard ? Oh, attendez, je ne lui avais pas dit toute la vérité et, la dernière fois, j’avais mis ses hommes en danger. Je ne l’avais pas fait exprès, mais en revanche je lui avais bel et bien dissimulé certaines choses. J’en gardais pas mal sous silence, en allant par-dessus le marché leur demander à tous de risquer leur peau pour mes hommes et ma petite personne. Était-ce équitable ? Non, pas le moins du monde. Mais si cela nous permettait de nous en sortir sans anicroches, je n’aurais pas hésité à leur faire courir à tous un risque insensé.
Ayant bien dû me l’avouer à moi-même, mon estime personnelle n’en souffrit pas pour autant.